jeudi 21 mai 2015

Le terrorisme de Fassbinder. Gustavo Mazzatella.

Tout comme il y a le cinéma et les cinéastes, il y a le terrorisme et les terroristes. Fassbinder est un certain cinéaste qui a fait un film sur certains terroristes. Car si tous les cinéastes ne se valent pas, tous les terroristes non plus. Voilà des nuances somme toute banales mais nécessaires pour appréhender le propos de La troisième génération. L’histoire de cette fiction est très simple : un groupe de jeunes terroristes déglingués plane dans le Berlin Ouest de la fin des années 70. Résumé dans le générique du début de cette façon : « Une comédie en six parties, pleine de tension, d’excitation et de logique, de cruauté et de folie, comme les contes (que l’on raconte aux enfants) pour les aider à supporter leur vie jusqu’à leur mort. » Le film n’est encombré d’aucune morale ; jamais Fassbinder ne prend le parti d’un camp ou de l’autre, il filme, point. D’ailleurs, dès la 13ème minute, il nous balance brusquement comme un uppercut de Tyson une vision du cinéma étonnante et égratigne Jean-Luc Godard : « Le cinéma, c’est le mensonge vingt-cinq fois par seconde. Et comme tout est mensonge, c’est aussi la vérité. Le fait que la vérité soit mensonge, c’est ce qui fait la valeur d’un film. Au cinéma, le mensonge est masqué et présenté comme vérité. Et
pour moi, c’est l’utopie minimale et unique. Prost ! » La voix d’Eddie Constantine, patron d’un groupe informatique laisse sans voix. Que peut-on ajouter à cela ?

C’est l’hiver, l’ambiance est polaire. La mise en scène est soignée, crue, intense, lourde, oppressante. L’inquiétude est constante. La cacophonie ambiante annonce quelque chose de pas très rassurant. Les graffitis glanés sur divers murs mis en exergue de chaque partie, la phrase de Schopenhauer en guise de code, la droguée dont les terroristes parlent tout au long du film avec mépris comme si elle n’était pas là et qui de toute façon n’entend rien... Fassbinder a ses raisons que la raison connaît bien. Que Quentin Dupieux en prenne de la graine : il est possible de manier l’absurde à merveille et avoir du sens. L’atmosphère est glauque, pesante, les personnages sont tristes, sans convictions. Difficile de ne pas faire un parallèle avec notre époque et le monde occidental... Ils vivent tous plus ou moins ensemble : ça n’est pas l’auberge Espagnole mais un bordel Allemand, et à tous les niveaux ! D’ailleurs, Fassbinder le filme comme ça ; en vrac. C’est un as du cadrage. Il cadre et recadre son propre cadrage. Tout est vu par une porte, d’un angle délicat, un climat de voyeurisme règne tout au long du film. Les jeux de miroirs qui lui sont chers se suivent et ne se ressemblent pas. Le film est imprégné d’un humour très froid dont on ne peut rire. Les lèvres gercées de la bouche du spectateur l’empêche même de sourire.

Comme dans tous les chefs d’œuvres de Fassbinder, la bande-son, d’une nuisance juste et incroyable, a une importance fondamentale. Elle rythme le film, accompagne subtilement le cadrage Fassbinderien. Les sons se mélangent, s’entrecroisent, le spectateur se retrouve dans ce joyeux bordel ou l’on se demande si trop de choses se passent ou si rien ne se passe. Quand les mots ne représentent plus rien, il faut passer par le son. Durant tout le film, la radio, télé, diffusent les actualités, informations, débats (notamment une table ronde avec Daniel Cohn-Bendit), et tout cela sans qu’aucun des personnages n’y prête la moindre attention, bien trop occupés dans leurs délires et rêveries. Le fond engendre la forme elle-même engendrée par le fond qui se régénère par la forme. C’est un serpent qui se mord la queue, pour le plus grand plaisir du spectateur. Une « démocratie » s’instaure entre ces apprentis terroristes : ils votent à main levée pour savoir si Petra rentre chez son banquier de mari qui l’a battue... Oui, à l’unanimité, pour « ne pas se faire remarquer », comme le conseille Paul, le mystérieux misogyne revenant d’Afrique. Ce qui est frappant chez ces terroristes, c’est qu’ils ont réponse (mauvaise) à tout. En vérité, il ne discute pas, ne s’écoute pas, évolue comme dans un jeu de rôle dont la confidentialité serait l’unique but. Fassbinder incrimine la déconnexion totale de ses personnages avec la réalité. Ils se disputent comme des gosses car personne n’a fait le plein de la voiture, jouent au Monopoly, aucune de leurs actions n’est dicté par une idée. Cette troisième génération de terroristes n’a pas d’idéal, contrairement aux deux précédentes. Ils n’ont globalement de réflexion sur rien. Le chef d’une entreprise du secteur informatique se sert d’eux comme de vulgaires mouchoirs en papier pour relancer ses ventes d’ordinateurs. Nos très chers complotistes actuels jubileraient en voyant ce film, sans admettre que Ben Laden ou Mohammed Atta n’ont rien en commun avec Edgar, August, Petra ou Hilke. C’est justement parce qu’ils n’éprouvent rien, n’ont pas comme seul horizon un désespoir sombre qu’ils se font manipuler comme des moutons. Et c’est ce que souhaitait dénoncer en premier lieu le prolifique cinéaste.

Rainer Werner Fassbinder a pris avec La troisième génération le contre-pied de tout le monde sur ce sujet si délicat qu’est le terrorisme. L’extrême droite tabasse un projectionniste et détruit les copies à la sortie du film, l’extrême gauche jette de l’acide dans la salle. Aucun des deux ne sait pourquoi, si ce n’est qu’ils ne trouvent pas ce qu’ils veulent dans le film. De toute façon, ces gens-là ne sont pas en mesure de comprendre un artiste. Ils peuvent faire semblant de l’apprécier, mais leur imposture est toujours flagrante. On retrouve bien là l’artiste Allemand, lui qui rejette en bloc toute idéologie qu’elle quelle soit. Il se moque tant des pseudo-révolutionnaires bourgeois de gauche que des néo-nazis d’extrême droite. Quand on se retrouve attaqué par ces pauvres types, on peut être sûr d’être dans le vrai. Fassbinder ne fustige pas le terrorisme mais les terroristes et précisément ceux de cette époque. Il travesti le terrorisme en déguisant les personnages sans toutefois se moquer du terrorisme, dont il respecte trop l’importance, lui ayant parfaitement connu celui de la précédente génération. De nos jours, nombreux crétins de gauche (ou de droite) pourraient voir ce long-métrage et s’en servir comme un pamphlet anti-terrorisme, ce qu’il n’est pas. La troisième génération est un film à la fois anti-terroriste et pro-terroriste. « Je ne jette pas de bombes, je fais des films. » Certes, mais des films qui sont des bombes. Bien loin des pétards mouillés actuels de la croisette...

Gustavo Mazzatella.

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