mardi 13 janvier 2015

Choron par Marc-Edouard Nabe.

Marc-Edouard Nabe a publié ses premiers dessins dans Hara-Kiri, en 1974, dès l’âge de 15 ans. Une expo de ses dessins a d’ailleurs eu lieu en décembre dernier dans une galerie à Paris. S’étant par la suite dirigé vers la littérature plutôt que le dessin d’humour, il a malgré tout continué à fréquenter la mythique rue des trois portes, dont les récits figurent dans son journal intime. Un hommage à Choron ne pouvait se passer de ces mots savoureux, car, comme le dit Jackie Berroyer, « Les plus belles pages sur Choron sont dans le journal de Nabe, un autre artiste contemporain, très dérangeant. » Morceau choisi.

Mardi 15 mai 1984 : [...] Charlie Hebdo et Hara-Kiri ont tout débloqué. Avant eux, il n’y avait rien. Il y avait Ici Paris et France-Soir. J’aimerais que tous viennent dire
merci, bien bas : les dessinateurs qui sont désormais lancés, les publicitaires qui peuvent utiliser les gros mots, les écologistes, les acteurs de café-théâtre, les speakers des radios libres, les imitateurs, les actrices de films pornos, les antiracistes, les présentateurs de télé, la S.P.A, les réformés, les cinéastes underground, les chanteurs, les pédérastes, les végétariens, et même les handicapés, les beaufs et la mère Denis ! Tous sont redevables à Charlie. Ils ont bonne mine les fines bouches : il y a dix ans, ce sont les mêmes qui se ruaient à le lire. Toute la France s’est régalée de leurs conneries ! Chaque numéro était une fête. Aujourd’hui, ils préfèrent Libération, cette bande de pilleurs ingrats. Ah ! Il fut un temps où le presse française était violée chaque semaine par une quinzaine de bites magnifiques !

Gébé, pressé, s’en va. Cavanna et Paule aussi. Carali arrive. La soirée commence vraiment. Choron sort sa queue. Il entoure son gland d’une capsule rouge du plus surprenant effet. Odile râle un peu, pour la forme, puis s’installe entre eux un dialogue d’une complicité émouvante. Nous sommes au théâtre. Choron élargit son geste.

- Mais Odile, une queue ça se montre ! Vous les femmes, vous avez un trou. Un trou, ça ne se montre pas : ça se visite ! Comme une grotte ! Parfaitement : dans celle de ma femme, il y a encore les dessins du premier type qui l’a baisée !

Que celui qui se croit « surréaliste » reçoive en pleine gueule cette première pierre ! Qui n’a jamais vu Choron en forme - comme je le retrouve ce soir, titubant, avec son polo et son fume-cigarette, sa chaîne de montre en ressort énorme, le crâne qui se découpe dans la lumière, les nuances de sa voix mouillée comme un pavé dans Paris, son regard un peu accablé et la moustache au coin des lèvres -, qui a raté ça est amputé pour toujours de quelque chose. Quelque chose comme l’évidence d’une royauté insoupçonnée. Choron appartient à cette race d’illuminés en totale voie de disparition. C’est l’un des derniers lyriques cosmiques. Il touche un nerf unique de ma tragédie. Choron est inconscient peut être de l’esprit qu’il transporte à lui tout seul. Fantasque à en pleurer, Bernier est le has been d’une poésie qui ne touche plus personne. Très sûr de sa valeur, moins satisfait de son « travail », sait-il que tout ce qu’il a de démodé, c’est tout ce qu’il a d’humain ? Cette humanité, que tout le monde aujourd’hui considère comme une tare pénible de vieux ringards. Voilà bien le signe d’une fin de monde. N’être plus sensible à Choron, c’est n’être plus tout à fait humain.

Marc-Edouard Nabe, Nabe’s dream, premier tome de son journal intime, éditions du Rocher.

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